Page fendue - Jo
Dernière mise à jour : 26 août 2019
L’esprit léger
J’avais à peine mes dix ans lorsque j’ai décider de l’anato-
misé, j’ai rassemblé les trois dollars et demi dans ma poche, monté sur
mon vélo et me suis précipité chez le vendeur de couteaux. Dans le clapier se trouvait
le lapin auquel je songeais depuis un bon moment. Le vol de la bête
a été plus bref encore : j’étais impatient de connaître de l’intérieur ce
compagnon à la vie domestique des plus morne. Il m’agaçait déjà avec
ces oreilles à l’affût de la moindre agitation et cette anxiété
lisible dans ces yeux cerclés de glaire brunâtre. Impossible de partager avec lui la
même complicité qu’avec mon frère, avec qui je jouais somme
toute assez peu, car je dédaignais sa bouille de bébé et quelques grimaces lui
suffisaient pour le comprendre. Le lapin, lui, semblaient saisir d’un coup
d’œil mes hésitations, mes alarmes, ma violence contenue. Je n’arrivais pas
à vivre avec ses silences, dont certains semblaient accusateurs. Il connaissait, j'en suis certain,
les réponses que ma jeune intelligence n’arrivait pas à trouver par elle-même.
Nous avion tous les deux la malédiction d’un savoir indélébiles, un même regard sur ces vies
simples, dépourvues de surnaturel, déplorables dans leur déroulement ordinaire.
J’étais déjà athée à cette époque mais je mettais de mon coté toutes les
chances je priais chaque jour Jésus afin qu’il me donne des dents de loup
et des serres des hiboux. Mais ça n’arrivait jamais. Le lapin, lui, semblait éprouver un genre
d’appréhension mêlée de catécholamine défectueuse. Dans son cas, la notion de reli-
gion, si j’ose dire, se limitait à un état béat devant tous les légumes du
potager. Je pense par ailleurs qu’il ne pensait à rien d’autre.
