La Madeleine de Jo du Lac: Coke et cigarettes
J’étais en route pour une visite à ma sœur. Je m’arrêtai dans un dépanneur pour acheter de l’eau. En ouvrant la porte du réfrigérateur, mes yeux tombèrent sur la petite bouteille de Coca-cola qui avait été mise bien en vue, sur la première étagère.
Depuis des décennies je ne bois plus de ce breuvage. Après un moment d’hésitation, ma main attrapa la bouteille et je la cachai presque, dans le pli de mon manteau, tant je me sentais honteuse de ce plaisir coupable.
De retour à ma voiture, j’avale une grande gorgée du liquide brun dont le goût si particulier explose dans ma bouche et dans ma mémoire.
Je viens d’une famille plutôt modeste, ma mère était «femme au foyer». Lorsque sa plus jeune s’engagea sur le chemin de l’école, elle décida d’avoir un autre bébé.
Sinon, qu’aurait-elle fait de tout le temps que lui laissaient ses longues journées?
Je suis donc arrivée plusieurs années après la première fournée de la fratrie. Pendant cette grossesse, ma mère prise de nausée essaya toutes sortes de remèdes de grand-mère et de sorcière. Ce qui fonctionna le mieux pour elle; un coke et une cigarette.
Elle avait 34 ans, elle n’avait jamais fumé.
Après ma naissance, le mal était fait, elle était accro à la cigarette et au coke.
Lorsque les grands étaient à l’école, elle m’amenait chez ma tante Adrienne qui tenait un restaurant-dépanneur. La portion restaurant n’était pas très élaborée; quelques sandwichs, des hot-dog, des gâteaux «style Duncan Hines» dont tante Adrienne coupait d’énormes morceaux croulants sous un glaçage hautement calorique.
Et le vendredi des frites! Frites maison, que l’oncle Roger, homme discret et silencieux faisait frire dans leur cuisine. Il s’activait caché par un rideau qui séparait leur appartement du commerce.
Mais, même reclus l’oncle Roger faisait, les vendredis; notre bonheur à tous !
Au milieu de la pièce, servant de resto trônait un énorme frigo horizontal de couleur rouge avec le mot COKE écrit en grosses lettres blanches. Il contenait toutes sortes de boisson gazeuse, mais surtout des dizaines et des dizaines de bouteilles de ce nectar que ma mère dégustait en quantité gargantuesque. J’ai beau fouiller dans mes souvenirs, je ne l’ai jamais vu boire autre chose que du Coke.
Du côté dépanneur, un long comptoir vitré exposait plusieurs sortes de friandises et un généreux étalage de paquet de cigarettes de toutes marques. Dans ces années-là, la cigarette était un mode de vie accepté; un délice complice de toutes les activités. Et Dieu sait à quel point j’avais hâte d’être grande pour faire comme ma mère et de fumer avec volupté une Du Maurier.
Au restaurant de tante Adrienne, on trouvait une table, une seule: installée sous une fenêtre. On s’y assoyait, collé-collé; face à face sur les banquettes de cuirette d’un vert douteux. Pendant que les belles-soeurs jasaient de tout et de rien (la famille de tante Adrienne était en fait l’essentiel de sa clientèle) moi, j’avais droit à un «Ice Cream soda».
Enveloppé dans les volutes de fumée des cigarettes, j’écoutais ces femmes raconter leur ordinaire. Étourdie, par le bourdonnement des mots et des rires, je voguais, seule dans ma tête de petite fille vers des rêves qui m’amèneraient bien loin de cette «petite vie» de femme de maison.
Lorsque plus tard, j’allais voir ma mère vieillissante, mais heureuse de sa « petite vie ordinaire », j’acceptais de boire un bon coke glacé avec elle.
Mais, je n’ai jamais fumé la cigarette!