Il fait neige et il soleille
Il fait neige et il soleille. Tu es entre hiver et printemps. Des images te sont venues, lointaines. Tu es dans les vignes à la Rochettaz, dans les coteaux. Tu es assis sur le petit siège de métal du treuil. Le moteur tourne. Il est bruyant. Ça sent l’essence, l’huile brûlée. Très loin, le brillant du lac, ses éclats de soleil, et le blanc d’un vapeur, la longue trace de son sillage, les Alpes perdues dans un léger voile de brume, ton père, en contrebas, arc-bouté sur les longerons de la charrue. Un avion passe, et tu es dans cet avion. Il t’emmène dans un pays lointain. Jungle. Palais aux murs d’or et d’azur. Forêts. Un tigre… Tu es dans le pressoir. C’est le soir, il fait nuit, maman t’a demandé d’aller chercher du charbon, ou des pommes. Tu as ouvert la porte. Devant toi, tout est noir. L’interrupteur est loin. Très loin. Et le tigre si proche. Tu l’entends feuler. Tu sais qu’il n’y a pas de tigre. Une part de toi le sait. Qu’il n’est là que dans ton imagination. Et pourtant tu hésites… Et la charrue approche. Elle n’est plus qu’à deux pas. Les palais au loin disparaissent. Tu coupes les gaz, débraies. T’étais où te demande ton père. Le moteur tourne au ralenti. Teuf. Touf. Teuf. Il rate un coup. Touf. Teuf. Tu t’es levé. Tu as saisi les deux bras du treuil. Tu l’arraches du sol, ses deux griffes sortent de terre. Tu le pousses jusque dans le rang suivant. Ton père redescend, tu vois le câble d’acier se dérouler, ça cliquète et grince. Ton père est au bas du rang. Il se retourne. La charrue penche un peu vers la droite. Tu embraies. Tu mets les gaz. Le câble se tend. Tu entends une vibration grave. Le moteur gronde. Tu te revois à scier, à clouer planche sur planche, tu as construit un autre navire, tu y as mis tourelles et canons, il est grand, lourd. Quel nom lui donneras-tu ? Anne-Marie ? Tu aimes bien Anne-Marie. Elle a ton âge. Le moteur hoquète. Le treuil grince. Il soleille sur le lac.