Histoire à trois voix de Rabenje Margouillat
Robert le robineux : l’acteur principal
De retour dans la rue après son hospitalisation, Robert observait son ami du coin de l’oeil.
J’avais froid, maudit hiver. En plus, j’avais une douloureuse migraine. A chaque passage de voitures, j’avais l’impression que ma tête allait exploser. La lumière du réverbère m’éblouissait comme s’il était à un pied de mes yeux.
Ma vomissure dégageait une odeur pestilentielle d’alcool. En tout cas, j’étais bien sous ma couverture, c’était enivrant.
Il hésitait à lui faire part de commentaires de passants qu’il qualifiait de désobligeants et de méprisants.
Tiens, voilà un « mange parfois », dit en passant un de trois jeunes ados.
On devrait les envoyer à Anticosti et les empêcher de quitter l’Ile, dit le deuxième.
Ouais, on pourrait aussi mettre des pièges sur l’île comme ça il y en aurait moins, dit le troisième.
Robert reprit son récit.
A un moment donné, mes convulsions augmentèrent soudainement et je vomis de nouveau sous ma « couverture faite de sacs de plastique et de bouts de tissus ». Toute ma vomissure répandue sur ma chemise me réchauffait. Malheureusement, le froid se faisait de plus en plus sentir à mesure qu’elle refroidissait. Les liquides sont bien plus transmetteurs des températures que peut l’être mon sac, dit Robert.
Comme son ami était toujours muet, il enchaîna :
J’avais mal aux pieds, ils étaient gelés.
Sais-tu Robert, tout ce que tu me racontes, nous l’avons tous vécu. Alors, passe à autre chose!
Robert ressentait tout le poids de son isolement. Il avait quitté l’école avant de finir sa cinquième du secondaire, pressé de travailler pour s’acheter une auto. Il croyait alors que la liberté dorée tant recherchée serait à sa portée.
Pierre : le curé
De retour dans son fief, le père Pierre raconta au bedeau la scène étonnante du robineux.
Il faut que je te raconte Réjean. Je marchais dans la rue Marquette vers le dépanneur et je vis sur la droite un robineux qui grelottait. Je me suis approché de lui avec précaution. Je lui ai demandé ce qu’il voulait.
Il demandait du vin et encore du vin. Il croyait pouvoir se réchauffer avec ça. Il disait avoir faim, mais se réchauffer était sa priorité.
Je lui ai conseillé de prendre soin de lui. Je lui ai proposé de le confesser, juste au cas où. Je ne pouvais pas lui administrer l’extrême-onction, car il m’était difficile d’évaluer son risque de décès.
En tout cas, je lui ai recommandé de prier. Il m’a répondu qu’il n’avait pas de change et ne pouvait pas m’en donner. Je suis parti lorsqu’une femme s’approcha.
Le bedeau resta bouche bée.
Solange : infirmière
De retour au travail, Solange raconta à sa collègue son intervention auprès de Robert.
Je venais de sortir de l’édifice quand j’aperçus Robert qui était allongé contre le mur du grand magasin du centre-ville ou il y a une vitrine de beaux manteaux d’hiver. Ils dégageaient une sensation de chaleur bienfaisante que les passants enviaient par ce froid glacial de moins 23 degrés.
Encore Robert, demanda sa collègue?
Oui, bien peu de passants daignaient le regarder. L’aider? Hors de question pour eux.
Je lui demandais comment il se sentait :
Froid, faim, dit imperceptiblement Robert.
Il remuait lentement dans son sac fait d’assemblage de morceaux de tissus et de sacs en plastique. Il avait par moment des convulsions de faibles intensités. En prêtant attention, je pouvais l’entendre marmonner. Rien de discernable dans son discours si on ne se penchait pas sur lui.
Mon expérience me confirmait que Robert était au bord du précipice et que je devais prendre rapidement une décision : le laisser se suicider pour le délivrer de cette maudite vie ou appeler une ambulance pour l’hospitaliser.
Je choisis la seconde option, la vie étant unique.
En attendant l’ambulance, j’observais les passants et j’étais révoltée par leurs comportements. Comme par hasard, ils regardaient droit devant eux.
Son mépris pour cette humanité hypocrite se lisait dans son regard dur et glacial.