Changement de règle
La fatigue l’emprisonne avec une telle violence qu’aujourd’hui il ne pourra sortir du lit. L’épuisement est un état qu’il n’a jamais expérimenté, tous ses systèmes sont à plat. Il doute même de sa capacité à réfléchir, à développer des pensées. Son cerveau est dans un no man’s land aride. Il connaissait pourtant les conséquences de cette expédition que tous les citoyens avaient l’obligation d’entreprendre. Depuis toujours, il avait entendu les anecdotes qui se racontaient dans le secret de l’intimité familiale, car il était risqué de discuter publiquement des effets dévastateurs de cet arrêté présidentiel. Depuis la suffisance de sa jeunesse, il avait écouté distraitement, sans y accorder crédit, ces histoires à faire peur. Il mesure ce matin sa bêtise.
La veille de son départ, il s’était préparé telles que les directives l’indiquaient. Son équipement avait été placé négligemment dans son corsage dorsal. Sa trousse médicale contenait tous les antalgiques, opioïdes, et anti-inflammatoires prescrits. Toutefois, il s’était assuré que cette pharmacopée était remboursable, persévérant dans son attitude nonchalante. Une légère inquiétude persistait au sujet de la capacité de la peau fine de ses mains et de ses poignets à supporter le nombre de kilomètres qu’il aurait à exécuter sur un parcours d’une rugosité extrême. Mais il l’apaisait avec le raisonnement du sportif qui se croit capable de tous les exploits. Il avait tout de même consenti à une dépense exceptionnelle en se procurant de longs brodequins munis de coquille d’acier afin de protéger ses métacarpes de la dureté de l’écorce terrestre.
Dès le lever du soleil, tel qu’imposé par le décret gouvernemental, il retrouva ses complices au pied du mont Ciel afin d’entreprendre l’escalade qui le mènerait en Enfer. Il était d’humeur gaillarde contrairement à de nombreux obligés. Il faisait partie d’un groupe qui se rencontrait chaque mois depuis quelques années afin d’assister à toutes sortes d’événements culturels. Il était légèrement abusé par l’euphorie des retrouvailles amicales. Il se sentait invincible, convaincu que l’esprit de corps qui le liait aux autres garantissait le succès de l’excursion et lui permettrait de répondre enfin à son obligation. Au signal de départ, son groupe s’est déplacé d’un même mouvement. Les uns sur les autres, ils se marchaient sur les mains allègrement avec un enthousiasme contraire à la raison.
En fin de matinée, après plusieurs kilomètres et surtout au bout d’une longue inclinaison abrupte, il constata avec stupeur que ses bras risquaient de l’abandonner. Ses mains s’engourdissaient dans leurs brodequins un peu trop serrés. Le manque de souplesse de la coquille lui arrachait la peau du talon de la main à l’angle du poignet. La chair était à vif, chaque pas amplifiait la douleur qui se propageait dans ses épaules et dans son cou.
Au moment de l’arrêt pour le lunch, il avala goulument tous les comprimés sans distinction, ressentant un besoin pressant d’anesthésier tout ce qui pouvait l’être. Ses compagnons étaient silencieux, chacun soignait ses blessures, des coudes éraflés, des doigts tordus, des épaules déplacer ou pire une tête fracassée. Son pauvre ami Armand pour éviter un amoncellement de pierre a fait un saut trop important pour la capacité de ses membres affaiblis. Ses bras ont cédé et sa tête a rencontré le sol, violemment. Ce qui veut dire que pour lui l’épreuve ne pourra être complétée et il sera redevable auprès du gouvernement d’une amende substantielle.
Quelle misère que ce totalitarisme fanatique qui nous oblige à monter au Ciel pour tomber en Enfer! Malgré l’épuisement et les blessures infligées à ses mains et à ses bras, il est particulièrement heureux d’avoir réussi cette épreuve dès son premier essai.